Archiver ses notes ?

 

Comme souvent au moment des congés d'automne, je fais le point sur les outils numériques que j'utilise au quotidien pour des articles et pour des communications. Cette mise au point arrive pour moi à un moment opportun : travaillant depuis plusieurs mois à l'élaboration d'un nouveau projet de recherche, j'éprouve le besoin d'affûter de nouveau mes instruments, en commençant « dès les fondements », aurait sans doute écrit Descartes.

Cette impression n'est pas sans liens avec l'actualité informatique.

Histoires

Depuis au moins 5 ans maintenant, les outils numériques dédiés à la prise de notes et à la gestion des connaissances personnelles — PKM en anglais, Personal Knowledge Management —, se développent dans de très larges proportions, tous systèmes d'exploitation confondus. Peu ou prou, chaque année, ce sont, si je ne me trompe pas, plusieurs dizaines de logiciels qui voient ainsi le jour, toutes catégories mêlées, en ligne, en open source ou au format propriétaire.

Cette prolifération récente est loin d'être nouvelle. Comme le savent les historiens du champ, le projet humaniste d'un outil global dédié à une gestion encyclopédique des connaissances n'est pas né au vingt-et-unième siècle avec l'émergence de l'informatique grand public. Il y a là un domaine de recherches universitaires au carrefour de nombreuses disciplines, des interfaces homme-machine à l'histoire des techniques, celles de l'information et de la documentation, en particulier. À cet égard, en France, Arthur Perret tient un blog très instructif, documenté précisément, et bien pratique à plus d'un titre.

Si les fondations de ce vaste projet trouvent leurs assises dans un sol déjà ancien, sans doute l'Histoire retiendra-t-elle néanmoins qu'à partir des années 90, le développement des techniques numériques a contribué à l'émergence d'une profusion d'outils de prise de notes. Parmi ceux-ci, certains ont acquis en quelques années une réputation et une faveur publiques tout à fait inédites pour des logiciels dédiés au traitement d'écrits personnels : notes de lectures, notes de recherche, journal, idées, etc. Que l'on songe, par exemple, au développement d'Evernote, il y a près de quinze maintenant ou, plus récemment, aux succès fulgurants de Roam Research et d'Obsidian.

Au moment de leur lancement, ces outils-ci ont aussitôt fait l'unanimité, renvoyant aux oubliettes de l'Histoire, injustement, mais hâtivement, des logiciels propriétaires charismatiques — Tinderbox et TheBrain, en particulier — qui avaient fait incontestablement leurs preuves, chacun dans son domaine, chacun à sa manière, chacun selon ses outils propres : le destin commercial de Roam Research, par exemple, application en ligne présentée comme un must de la prise de notes, nec plus ultra ultime du PKM, semblait scellé, tant l'enthousiasme autour de son outil phare, les liens bidirectionnels, était devenu viral.

Ci-dessus, de gauche à droite : Tinderbox en mode Map View et le « plex », la vue principale de TheBrain.

Sur ce point, selon toute vraisemblance, les augures ont été démentis.

Le rêve visionnaire d'un outil total, panoptique, synoptique, encyclopédique, embrassant une masse d'informations d'un seul tenant, d'un seul coup d'œil, embrase incessamment le monde informatique, encore et encore.

Incidences

Cette récente montée en puissance des PKM n'a pas été sans incidence sur l'organisation de mon travail de prise de notes.

Depuis près de treize ans, période qui inclut donc aussi la rédaction de ma thèse de doctorat, mes notes et mes notes de lectures, en particulier, sont entièrement consignées dans Tinderbox. Stylo en main, je ne lis jamais un livre ou un article sans prendre de notes que je transcris ensuite dans un fichier dédié.

Ci-dessus : de la note de lecture manuscrite au fichier numérique.

J'entretiens une profonde affection et un lien tout à fait privilégié à l'égard de cet outil numérique et j'ai beaucoup d'admiration pour le travail qu'accomplit depuis 2001 Mark Bernstein, son concepteur, pour affiner constamment cet outil. L'hommage que je lui ai rendu en vidéo, il y a quelques années, Taking notes with Tinderbox, témoigne, s'il était besoin, de l'attachement que je porte à cette figure de l'hypertexte.

Récemment, Michael Becker a entrepris de présenter l'intégralité des fonctionnalités de Tinderbox, depuis ses tâches les plus élémentaires jusqu'aux opérations les plus complexes. Le logiciel dispose donc désormais d'un ensemble de tutoriels et d'un forum hyperactif, très réactif, et on ne peut plus convivial.

Polyvalence

Je le dis presque sans hésitation : pour moi, dans le champ des PKM et de l'informatique, Tinderbox est l'une des sept merveilles.

Sa polyvalence est telle — de l'écriture de blogs à la conception de base de données encyclopédiques — que certains magazines d'informatique en ligne n'hésitaient pas, il y a quelques années, à lui décerner le titre très envié de « couteau suisse » de la prise de notes. Comparer Tinderbox à d'autres PKM n'est donc pas pertinent. Cela reviendrait, me semble-t-il, à confronter des choses très différentes les unes des autres, voire sans commune mesure les unes par rapport aux autres : une machine à écrire et un ordinateur, par exemple.

Ainsi, il n'est pas plus justifié de comparer Tinderbox à The Archive, alors que ce dernier logiciel permet aussi de prendre des notes de lectures, qu'il n'est pertinent de confronter Tinderbox à TheBrain : pourtant, TheBrain permet de créer des centaines de milliers de liens sans difficultés, comme en atteste le Jerry's Brain de Jerry Michalski. Car, dans son utilisation la plus élaborée, Tinderbox peut à lui seul prendre en main des tâches très complexes dont ces deux logiciels, par exemple, ne sont absolument pas capables, n'ayant tout simplement pas été conçus à cette fin. Le navigateur d'attributs que propose par ailleurs Tinderbox est unique en son genre et témoigne subtilement du travail d'orfèvre qu'accomplit Mark Bernstein pour faire évoluer finement son logiciel.

Ci-dessus : dans ses précédentes versions, Tinderbox était déjà capable d’une modularité exceptionnelle. À gauche, une timeline pour une vidéo. À droite, un carnet de projets.

Inflexions

Je ne comparerai donc pas ici Tinderbox à d'autres outils de prise de notes. Dans mon flux de travail, néanmoins, la place et la fonction qu'il occupait jusqu'alors ont changé.

Il y a à cela une raison qui est étroitement liée aux réflexions qu'a suscitées en moi le développement des PKM. Mon intérêt ancien pour des chercheurs qui avaient consacré une part de leurs travaux universitaires à des méthodes de prise de notes compte également pour beaucoup dans ce changement de méthode. Je pense ici en particulier à Umberto Eco et à Niklas Luhmann et, plus récemment, à l'ouvrage que le chercheur Sönke Ahrens a consacré à la méthode de prise de notes du sociologue allemand.

Pour le dire en un mot, c'est la manière même de prendre des notes que cette méthode remet complètement en perspective. Jusqu'à présent, mes notes de lectures fonctionnaient principalement comme une archive. Je consignais dans un fichier un ensemble de notes que des attributs système, des métadonnées, me permettaient de classer selon des inflexions très fines et très pratiques : date de création, étiquettes, type, références bibliographiques, URL, etc. Ces données étaient ensuite visualisées au moyen de l'Attribute Browser, le navigateur d'attributs de Tinderbox. Mais, sans une discipline tenace, sans une revue régulière de ses notes, sans un travail périodique pour réélaborer celles-ci et les intégrer dans une recherche, l'archive fonctionne au mieux comme un dépôt. Or, la dématérialisation de nos données personnelles, des photos, par exemple, nous a peu à peu familiarisés avec le destin d'une consigne ou d'une archive : à moins d'être consultée, celle-ci, en un sens, n'existe plus et, consciemment ou non, nous nous doutons du sort qu'elle subira : vouée à l'oubli numérique, elle s'effacera inexorablement de nos mémoires. Ce détachement progressif, silencieux, souterrain, mime peut-être quelque chose de nos propres attaches personnelles, affectives, au réel et au monde. Mais, il n'est pas dans l'ordre des choses qu'une note écrite — note de lecture, pensée, idée, souvenir, etc. — connaisse le destin d'une archive. C'est là, au mieux, le sort de certains manuscrits d'écrivains. Toutefois, ces derniers eux-mêmes ont une fin de vie bien plus enviable : les notes et variantes de la Bibliothèque de la Pléiade en sont une belle illustration. Du vivant d'un chercheur, une note, en principe, a vocation à nourrir une recherche.

De proche en proche, j'en suis ainsi venu à réorganiser ma propre slip-box, nom anglais traduit de l'allemand Zettelkasten, ma propre boîte à fiches numérique : d'abord avec Tinderbox, puis avec TheBrain, puis, à nouveau, avec Tinderbox. Dans l'intervalle, j'ai dû tester à peu près tout ou presque ce qui existe sur le marché des outils de prise de notes pour Mac : Zettlr, The Archive, Cosma, ZKN3, Joplin, Logseq, Ulysses, IAWriter, en particulier. J'en oublie certainement. Certains internautes consacrent à ces questions des revues régulières, très instructives.

Je n'ai pas essayé de constituer ma slip-box avec DEVONthink, logiciel que j'utilise par ailleurs pour classer mes pdf. Je n'ai testé ni Notion, ni Roam Research, ni Evernote.

Finalement, après plusieurs mois de recherches, d'essais, d'erreurs et de beaucoup de doute, mon choix s'est porté sur Obsidian, logiciel gratuit dans ses fonctions les plus essentielles et qui bénéficie depuis peu d'une mise à jour particulièrement soignée.

Ci-dessous : l’interface d’Obsidian. À gauche, un aperçu du graphe local et du graphe global; au centre, un modèle de fiche; à droite, la boîte de dialogue.

Mon flux de travail est désormais le suivant :

  • L'entrée rapide d'Omnifocus me permet de prendre à la volée des tâches et des idées de projets.
  • Je classe l'intégralité de mes documents dans DEVONthink.
  • Mes références bibliographiques sont consignées dans deux fichiers : un fichier Bookends et un fichier .bib dont la synchronisation est effectuée par Bookends.
  • J'utilise Tinderbox principalement pour des cartes conceptuelles, du brainstorming ou des schémas.
  • Ma slip-box est conçue avec Obsidian : journal, notes flottantes, notes de lectures, notes permanentes, notes de recherche, notes thématiques. C'est dans cet environnement que j'élabore mes brouillons.
  • J'utilise Scrivener pour réélaborer mes textes de recherche.
  • Écrivant depuis cet été en markdown et non plus en Latex, je compile mes travaux de recherche en utilisant RStudio combiné à Pandoc, ce qui me permet d'obtenir un rendu en Latex ou en .doc sans avoir à supprimer les balises en Latex.
  • Enfin, mes brouillons sont réécrits à la main sur un iPad avec PDF Expert.

Ci-dessus, deux schémas élaborés avec Tinderbox : un nouveau flux de travail et une carte conceptuelle.

Fidèle à Tinderbox depuis 2009, je ne suis guère porté à changer d'outil au gré des nouveautés. The tool for notes conserve donc une place de choix dans ce flux de travail. Dans quelques mois, néanmoins, j'aurai une idée beaucoup plus claire de ce que peut et de ce que ne peut pas proposer Obsidian pour mon travail de prise de notes. L'essentiel, toutefois, est de très bon augure : mise à l'épreuve dans une série de tests très nerveux sur plusieurs dizaines de milliers de notes et bien au-delà, l'application se montre d'une robustesse insensée, notamment dans le traitement des liens internes. L'horizon s'éclaircit.