Conclure sans dire

 

Lorsque vient le moment de conclure la séance d'un atelier de philosophie, je me surprends parfois à entrevoir la possibilité d'une conclusion qui ne serait pas à proprement parler philosophique, mais serait zen.

Conclure sans dire, sans faire le moindre effort pour rendre compte du travail accompli, deux heures durant, autour d'une question philosophique, sans chercher à tout prix à rendre intelligibles, encore et encore, une réflexion, une suite d'idées, un travail de l'esprit.

Conclure sans parler.

En philosophie, dans une dissertation, par exemple, la conclusion d'une réflexion consiste en principe à refermer temporairement le questionnement : arrêter les pensées sur une idée qui, de toutes celles qui ont pu être élaborées, s'impose avec une certaine force, avec une évidence qui ne requiert finalement aucune démonstration complémentaire et qui, ainsi, pour cette raison précisément, peut emporter la conviction du lecteur.

En atelier, le moment de conclure coïncide souvent pour moi avec un certain relâchement du corps, avec un abaissement des tensions suscitées par les problèmes que nos échanges ont contribué à esquisser, comme si ce dernier — mon corps — se complaisait à entrevoir la possibilité toute proche d'un repos mérité, la perspective d'une pause temporaire, après avoir été autant sollicité.

Dans un groupe comme celui de l'atelier, l'émergence d'une difficulté intellectuelle n'est pas seulement de l'ordre d'un problème philosophique qu'il suffirait de résoudre en pensée. Simultanément, c'est un conflit possible dans un dispositif de formation, une source potentielle de dissensus et de désordre, et ce conflit, de près ou de loin, a toujours une incidence imperceptible sur mon corps : ni agitation, ni tremblement, mais une certaine courbure du tronc, une légère torsion du torse, tournée vers l'intérieur, comme en repli sur soi, une main, la main gauche, en appui sur la tempe.

Concentration. Contenance. Prudence.

Ci-dessus, de gauche à droite : un aperçu de la salle qui, depuis 2007, accueille les ateliers de philosophie à la médiathèque Stendhal de Saint-Ouen l’Aumône; une affiche de 2015.

De là l'importance, pour moi, de pouvoir rester calme, — je dis calme pour ne pas m'imposer de dire zen en un sens galvaudé à l'excès —, relâché des épaules, ancré dans ma respiration ventrale, solidement appuyé sur mes points de contact — mains sur la table ou l'une dans l'autre, pieds sur le sol —, confiant dans l'exercice de ma fonction et dans le processus en cours, confiant, aussi, dans la sollicitude du groupe.

Nous sommes ici très loin de toute philosophie. Et pourtant.

Dans cette manière de faire, certaines orientations teintées d'Orient se laissent deviner : intérêt pour le corps, ses mouvements, ses positions, sa relation au groupe, les inflexions que celui-ci suscite en lui : courbure, torsion, repli, appuis, concentration; intérêt pour l'ensemble esprit-corps, toujours à intégrer, au gré de ses fluctuations, de ses flottements, de ses tendances, de ses indécisions : savoir se tenir droit sans avoir à penser cette droiture, savoir respirer pleinement sans chercher à le faire, dans un certain oubli de soi, tout ensemble esprit-corps, souffles mêlés de part en part.

Savoir sans savoir.

Indistinction.

Ces inflexions, pourtant, ne doivent presque rien au hasard. Elles prolongent un travail accompli en amont depuis plus d'une dizaine d'années pour intégrer dans une pratique de groupe certaines réflexions issues d'une approche phénoménologique de l'acte de penser ensemble et d'une certaine lecture de la pensée chinoise, celle-là même dont je trouve les intuitions les plus justes et les plus inspirantes dans les écrits de François Roustang et de François Jullien, avec une préférence sans nuance pour le premier des deux.

Conclure zen, conclure sans dire ce qui fait évidence, conclure sans arguments, comme ça. Qu'est-ce que cela serait si ce comme ça conclusif était tenté ? Que serait une conclusion sans paroles ? Et en quoi une telle conclusion, malgré tout, serait-elle en tous points, sinon philosophique, du moins aussi spirituelle que peut l'être un geste zen ? Qu'exprimerait-elle de vrai sans dire ? Que manifesterait-elle ? Et à l'adresse de qui ?

En cette fin d'année, pour continuer sur ses deux pieds, solide, léger, confiant, joyeux, une émission de France-Culture de 1998 sur l'un des lointains fondateurs de l'école japonaise zen Sôtô, Dôgen, maître zen.

 
ateliersDominique Renauld