Parler, penser

 

J'évoquais il y a peu un ouvrage de Jacques Derrida consacré à une thèse bien connue du philosophe Alain. Dans l'écho que j'en proposais, cette dernière venait à point nommé : une nouvelle saison d'ateliers débutant, l'occasion était toute trouvée de souligner l'importance du cadre, cette délimitation à l'intérieur de laquelle se déroule l'initiation à la philosophie que je propose, depuis 2007, notamment à la médiathèque Stendhal de Saint-Ouen l'Aumône.

Depuis cette date, quel que soit le lieu, chaque séance d'atelier est conçue autour d'un cadre dont la règle principale s'énonce comme suit : pour intervenir dans le groupe, il n'est pas nécessaire d'être outillé d'un savoir qui serait pré-requis pour prendre la parole. On peut saisir celle-ci pour réfléchir à voix haute, à partir de ce qui se dit, dans l'ici et maintenant d'une rencontre collective, et explorer ainsi ses propres pensées.

Cette règle peut surprendre : comment parler si l'on ne sait pas déjà ce qu'il faut dire ?

Pourtant, il n'est pas peu étrange, sinon préoccupant, de faire de ce savoir — les livres que l'on a lus, le cours que l'on récite, la pensée constituée que l'on tient d'un ouïe-dire, d'un média, d'une rencontre — une condition, voire une règle, pour prendre la parole. Ne parle-t-on pas aussi pour prendre connaissance d'un questionnement qui ne peut être éprouvé qu'en parlant ?

S'agissant de ce point — comment parler si l'on ne sait pas déjà ce qu'il faut dire ? —, peut-être faudrait-il, chaque année, relire et commenter, encore et encore, comme un point d'histoire de la philosophie absolument incontournable, cet échange sur lequel s’ouvre le Ménon, dialogue de Platon dans lequel Socrate congédie aimablement la figure du sophiste Gorgias.

Car enfin, où a-t-on pu lire que la pratique de la philosophie se confondait avec l'exposition de thèses ou de doctrines constituées ? Dans quel ouvrage est-il écrit que cette pratique devrait consister à parler les auteurs, donc à parler comme un livre ? Quel philosophe a pu soutenir que l'acte de penser consiste à retrancher toute subjectivité de sa parole pour s’exprimer à partir de positions théoriques en -ismes (rationalisme, …) en -que (métaphysique, ...) ou en jonglant avec des concepts qui n’auraient pas à être remis en perspective et réinterrogés ? Qui pourrait consentir à voir dans la philosophie une telle pratique récitative ? Qui voudrait réciter son Gorgias ?

 
ateliersDominique Renauld